Hommage d’hommages, de Leonardo Sciascia à Alessandro Manzoni, d’Éric Vuillard aux deux précédents, dans un même mouvement, prolongements et raison d’être de la littérature, moteur fictionnel au service de l’Histoire… Voici un petit corpus qui vous donnera envie de plonger dans la très belle édition publiée par Zones Sensibles du livre Histoire de la colonne infâme d’Alessandro Manzoni.
Nouvelle traduction (de l’italien) de Christophe Mileschi ; préface d’Éric Vuillard ; apostille de Leonardo Sciascia.
« La littérature est régulièrement parcourue, déchirée, par une vérité dévorante. Les critiques y voient un excès de doutes, d’hésitations, une folie. Mais la littérature est vouée à ça ; dans ces moments de crise, son centre de gravité la tourmente. Or, la littérature est une activité qui a son centre de gravité à l’extérieur d’elle, dans le monde. Il faut donc regarder dehors ce qui se passe. Entre 1820 et 1840, l’Italie n’existe pas. Elle est un nom purement géographique, et cependant elle a une vérité sociale. On prétend que Manzoni, après Dante, inventa l’italien à partir du toscan, de la langue orale. Je crois plutôt que c’est l’exigence italienne, l’unité réelle éprouvée, nécessaire, la langue vivante, qui inventa Manzoni. Ce sont des forces extérieures irrépressibles qui lui ont ôté des nuits de sommeil. On n’écrit pas de roman picaresque quand un pays fulmine et étouffe. L’urgence sociale et politique fait même défaillir le roman. On peut en revanche essayer de trouver une forme qui condamne l’arbitraire, la torture, la persécution, un discours convaincant, décisif. C’est ce que fit Manzoni. L’Histoire de la colonne infâme est une étude et une histoire, un récit et une pensée. Et toute pensée liée à des faits, toute pensée assujettie à une trame, parce qu’elle épouse le cours réel de la vie, heurte notre fibre morale la plus profonde et incite à l’action. Ainsi, l’Histoire de la colonne infâme est un livre d’action. C’est à la fois un grand livre théorique et un livre d’action. Et l’on pourrait même dire que c’est un livre d’action parce que c’est un livre théorique, un livre qui propose quelque chose, une conception de la vie collective, une idée de l’existence.
On n’écrit pas de littérature pendant les révolutions, on a soudain mieux à faire. Toute la littérature de la Révolution française a trouvé refuge dans les discours de Saint-Just et dans les chansons des faubourgs ; ce qui n’est pas peu dire. Rien de plus beau sans doute que ces phrases vouées à quelque chose, ce lyrisme adressé, cette poésie âpre, convaincante, redoutablement tournée vers le monde. De la même manière, l’Histoire de la colonne infâme est une forme littéraire limite. Ce livre prend au sérieux la plus profonde injonction de l’écriture. À la suite du Contr’un de La Boétie, du fameux Discours sur l’inégalité de Rousseau et du Messager hessois, le petit brûlot de Büchner, Histoire de la colonne infâme est une sorte de pamphlet […].
Histoire de la colonne infâme est une œuvre raide. À coups de stylet, Manzoni se libère. Il veut convaincre sans rhétorique, il veut confondre sans violence, il veut emporter sans allégorie. Il n’est pas en exil, comme Hugo, il a le temps de méditer. L’Histoire qu’il épouse, celle de l’Italie entre 1820 et 1840, est trop calme, trop illisible pour susciter l’élan d’un Victor Hugo, c’est sans doute pourquoi Manzoni tergiversera si longtemps ; la tempête l’épargne. L’Histoire de la colonne infâme est le résultat ramassé, absorbé, de cette longue méditation taciturne. Et cela donne une sorte de lame. Le récit est sobre, trempé. Il a été écrit à l’écoute des tentatives révolutionnaires avortées, à l’ombre des soulèvements réprimés. Mais Manzoni est un propriétaire terrien, il écrit avec recul, et pourtant son récit est bien loin du modérantisme bourgeois, du lyrisme aux accents libéraux. L’aspect désespéré de la situation donne à Manzoni un ton grave, exige de lui une retenue. Sa sensibilité le lance en avant et le retient. Il cherche un genre nouveau, et il le réécrit sans cesse. Ainsi, pendant vingt ans, Manzoni reprend ses deux livres, Les Fiancés et la Colonne infâme. Pendant vingt ans, il hésite entre la fiction et l’Histoire, entre l’amour et la peste, entre l’imagination et l’exactitude, entre les deux formes que peut prendre la vérité. »
Éric Vuillard
Par ici, deux articles :
Lundi Matin – Histoire de la colonne infâme
En attendant Nadeau – Enquête sans fin
Et par là, une vidéo :