ROMANS, ROMÅNCES ET ROMANCIERS POST-EXOTIQUES, PAR ANTOINE VOLODINE
extraits parus pour remue.net
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• Les amis du post-exotisme, les sympathisants du post-exotisme, les lecteurs et les lectrices qui aiment les romans post-exotiques : leur nombre est loin d’être négligeable. Je ne vais pas parler de légions torrentueuses. Mais on les compte sur les doigts de plusieurs mains. C’est à eux que nous nous adressons quand nous ne sommes pas occupés à parler entre nous comme des autistes, à l’intérieur d’un espace hermétique. À eux tous et toutes : aux amis, aux sympathisants, aux lecteurs et aux lectrices, aux doigts, aux mains, aux légions fantômes, aux camarades.
• La complicité et l’anonymat nous unissent, aucune impatience ne nous déséquilibre. Des hommes et des femmes ruminent et peaufinent des poèmes jusqu’à ce qu’ils construisent des histoires. Ils veillent à leur grande qualité sonore et ils les modèlent et les pétrissent jusqu’à ce qu’ils deviennent des objets romanesques qui ont des points communs avec ce qui circule à l’extérieur des murs, mais qui, au fond, n’ont pas grand-chose à voir avec la littérature officielle.
• Des objets romanesques. Qui ne ressemblent pas vraiment à ce qui circule à l’extérieur des murs. Cette dissemblance n’est même pas voulue, elle ne trahit pas une hostilité envers la littérature officielle, c’est simplement le résultat des conditions dans lesquelles la création a eu lieu, le résultat de notre éloignement des centres de la culture, le résultat de notre folie collective, de notre isolement, de notre dissidence politique.
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• Pour ne rien arranger, nous ne nous repentons jamais.
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• De nouveau les aliénistes hochent d’un air entendu. Ils consultent mentalement leurs fiches sur la mauvaise foi des fabulateurs. Ils n’ont aucun humour et ils n’ont aucune compréhension de l’affrontement radical que nous mettons en scène dans nos cellules, nos couloirs et nos cachots. Aimer nier obscurément ou brillamment l’indéniable. Ce n’est pas à ces cliniciens ennemis que nous adressons ce conseil.
• Nos livres sont d’abord destinés à être entendus et aimés par la communauté de prisonniers et de prisonnières qui les ont conçus et longuement confectionnés. Nos livres sonnent à l’intérieur des murs pour les détenus hommes et femmes qui déjà les connaissent par cœur. C’est miracle que certains volumes puissent avoir en outre une existence à l’extérieur des murs.
• Dans nos ruminations et nos livres, chamaniquement nous revivons les malheurs qui frappent l’humanité depuis des siècles, et particulièrement depuis le début du vingtième siècle, et chamaniquement nous inventons le châtiment définitif des responsables du malheur. Nous sommes forts en rêves, mais nous avons su aussi, quand nous étions hors les murs, nous servir de nos pistolets, de nos carabines et de nos bombes.
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• Sans oublier les chamanes, les bardes et les bonzes.
• Nous n’oublions rien ni personne. Nous n’oublions pas non plus que les gardiens nous surveillent, que les doctes et les aliénistes prennent des notes, et bien entendu que la police nous enregistre et nous écoute, avide d’apprendre des détails sur les crimes dont nous avons été accusés et que nous avons refusé d’avouer même quand nous avions été pris sur le fait, les armes à la main et trempés de sang.
• Nos livres sont riches de leurs voix multiples, de leurs filigranes, de leurs repères oniriques, des contextes historiques incertains dans lesquels surgissent leurs dures héroïnes et leurs héros affaiblis. Ils sont alourdis par des non-dits évidents et des non-dits secrets. Ils racontent des allées et venues improbables. On dirait que tout a été étudié pour empêcher d’en rendre compte en quelques simples phrases. De quoi ça parle ? se demande à haute et anxieuse voix le critique de littérature officielle, car, sur la quatrième page de couverture, les indications sont trop maigres ou ne lui conviennent pas. Tout de même, s’il prenait le temps de réfléchir, il verrait bien que ça parle de sujets ordinaires : du destin de l’individu, de la brutalité de la société et de l’histoire, et d’une infirmité qui frappe l’espèce humaine comme une plaie : impossible pour elle d’aller vers autre chose que vers le pire.
• Ni les révolutions ni les rêves n’aboutissent. Ça parle de ça aussi, de la nostalgie écroulée d’un bolchevisme qui ne s’écroulerait pas, des songes passionnés, violemment inoubliables et jamais oubliés, des amours en vase clos, des horizons en vase clos, toujours atteignables, toujours atteints.
• Mais ça parle aussi de personnages qui nous sont chers et que nous mettons en scène sans état d’âme et sans affres quand il s’agit de s’incarner en eux, parce qu’ils sont exactement comme nous. Il n’y a pas entre eux et nous la moindre différence. Ce sont nos héros, héroïnes, animaux et morts préférés. Des hommes et des femmes au bout du rouleau, des Untermenschen à l’agonie qui conservent en eux, pour se consoler avant le néant, la merveille de tel ou tel souvenir heureux, l’éblouissement amoureux, la fidélité à leurs camarades de combat, la fidélité à celui ou à celle qu’ils ont follement aimés.
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• Dans nos mondes imaginaires, toutes les défaites de l’égalitarisme s’accomplissent pratiquement sans limite. L’exubérance de l’échec est totale. Au fond, on retrouve là le monde à l’extérieur des murs tel qu’il revient sans cesse dans nos cauchemars. Aucune lutte n’a abouti. Le capitalisme a instauré son Reich de mille ans. On expose les bolcheviks parmi les monstres dans les baraques foraines, à côté des yétis et des extra-terrestres. La civilisation humaine a atteint le trente-sixième dessous, elle va cahin-caha en direction de son extinction. Il n’y a pas eu d’apocalypse, mais on est déjà dans un au-delà de la fin.
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• POURRIR LEUR RÉALITÉ ! POURRIR LEURS RÊVES ! ET ENSUITE, NITCHEVO !
• Qui parle ? Cette question nous fait sourire. Nous haussons vaguement une demi-épaule. Suivent quelques secondes de silence embarrassé. Car au fond, nous ne sommes plus très sûrs de la réponse.
• Dans certains de nos livres, l’importance du théâtre est si forte que plutôt que de lecteurs et de lectrices nous parlons d’auditeurs, d’auditrices, et même de spectateurs et de spectatrices.
• D’ailleurs les écrivains post-exotiques se sont fréquemment présentés comme diseurs plus que comme écrivains.
• Le chamanisme implique une médiation entre des forces indescriptibles, connues du seul chamane, et une clientèle faite de mendiants, de demandeurs anxieux, et parfois de touristes venus là à tout hasard. La médiation prend la forme d’une transe dansée et d’un souffle. Qu’on ne nous dise pas qu’on ne retrouve pas là l’essentiel des procédés du post-exotisme et le fondement de ses relations avec ses sympathisants.
• La majeure partie de nos livres est inaccessible à l’extérieur des murs. Il s’agit d’une littérature inconsultable, n’évoluant que dans le vase clos de la prison. Nous en sommes donc les uniques récepteurs, les uniques transmetteurs et les uniques interprètes. Il est inutile d’en dire plus.
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• Nous aimons très fort ceux et celles qui ont disparu avant nous et nous poursuivons leur existence à leur place. Quand vient l’heure de dire un poème ou de murmurer un embryon de texte, nous n’avons pas peur de nous glisser à l’intérieur d’un ou d’une de nos camarades, d’habiter son ombre et sa voix et de parler à sa place. Nous appelons cette pratique un hommage. Mais c’est aussi un moment chamanique, d’une certaine manière. Nous évitons en général tout cérémonial religieux, nous nous dispensons de tambour et de transe, mais c’est bien un moment chamanique.
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• Nous ne manquons pas d’ennemis. Nous sommes à leur portée, tandis qu’eux sont inaccessibles. Les conditions d’une déroute humiliante sont donc réunies. Mais nous avons l’humour du désastre pour garder la tête haute. Que ce soit sous la guillotine ou sous la hache, nous avons toujours su garder la tête haute.
• Souvent ceux ou celles qui parlent dans nos livres nous ressemblent. En tout cas, ils prétendent eux aussi avoir tué beaucoup de monde et ne le regretter nullement. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont eu de fréquentes occasions d’imaginer qu’ils allaient assassiner des assassins, et peut-être, pour certains, l’occasion de passer à l’acte. Leurs rêveries suscitent chez nous une sympathie générale. Quant au passage à l’acte, s’il a eu lieu, nous n’avons aucune raison de le désapprouver.
• NE REGRETTE RIEN, NE RECULE JAMAIS, N’ASSASSINE QU’À BON ESCIENT, N’AGONISE QU’À BON ESCIENT !
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• INTERPRÈTE LES CRIS, IMAGINE L’AILLEURS, ENTRE DANS L’IMAGE ÉTRANGE ET DIS LE MONDE !
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• N’IRRIGUE PAS BIELA FREEK AVEC TON SANG ! N’IRRIGUE PAS BIELA FREEK AVEC LE SANG DE BIELA FREEK ! DEVIENS BIELA FREEK !
• Pour nous la figure de l’écrivain est celle d’un déguenillé inconnu en train de mourir.
• Nous sommes internationalistes, cosmopolites, opposés aux discriminations, adversaires forcenés du capitalisme, et, même alors que notre défaite a rendu notre programme minimum provisoirement obsolète, nous restons partisans d’une société dont les piliers seraient un égalitarisme radical, fanatique, sans tolérance envers les anciens maîtres, et baigné non de sang mais bien d’intelligence, de liberté et de fraternité.
• Systématiquement nous nous plaçons en marge de ce que l’ennemi au pouvoir nomme la communauté nationale. Lorsque nous sommes par nécessité inscrits dans une société quelle qu’elle soit, nous nous efforçons de donner à tout moment la preuve de notre réticence à toute intégration, la preuve de notre mauvaise volonté à accepter les normes et les codes, la preuve de notre agressivité en face des donneurs de leçons, des conseillers, des gardiens et des décérébrés.
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• ABANDONNE L’IDÉE DU VOYAGE ! QUELLE QUE SOIT LA ROUTE, FAIS DEMI-TOUR ! QUELLE QUE SOIT TA MORT, NE TE RÉINCARNE PAS À LA VA-VITE ! DÉGUISE-TOI EN CORPS PERDU ! METS TON RÊVE DANS UN SAC !
• QUELLE QUE SOIT LA LANGUE, NE PARLE PAS ! ACCOMPAGNE LE CRI ! JAMAIS NE LE DÉCHIFFRE !
• Les livres parlent. Voici les livres. Ils sont maintenant si nombreux. Leurs voix se superposent. Leurs auteurs s’additionnent, s’incarnent, se désincarnent. Propos de porte-parole : « Je suis partie prenante de l’ensemble. Je peux porter la parole des livres jusqu’à ce qu’ils deviennent des livres hors les murs. Nous sommes tous depuis toujours sur la même longueur d’onde. » Suite du propos : « Mais la tâche parfois semble insurmontable. Je ne pourrai peut-être plus continuer longtemps à jacasser au nom de tous. » Puis le porte-parole s’éclaircit la gorge, se redresse et reprend son discours à l’endroit où il s’était un moment arrêté. « Il est tard, dit-il ensuite. Il faut conclure. Merci de nous avoir accompagnés jusque-là. »
11 janvier 2014