La révolution française n’est pas un mythe. Comment en est-on venu à considérer en France qu’il était possible de consolider la liberté politique et publique, non seulement en se passant de la référence à la Révolution française, mais en récusant violemment toute référence positive à ce moment historique ? Vouée aux gémonies comme supposée « matrice des totalitarismes » par certains, comme objet ethnocentrique par les post-colonial studies, laissant indifférents ceux qui la considèrent comme désactivée, le crédit de la Révolution française est bien entamé. Or, l’appréciation politique et intellectuelle de la Révolution française doit moins, depuis 1945, aux historiens qu’aux philosophes, moins à l’évolution de l’historiographie comme telle qu’à la manière dont des penseurs de première importance se sont mêlés de penser la Révolution française. Les querelles philosophiques des années 1960, sur les fonctions respectives de l’histoire, de l’anthropologie, des sciences dites humaines, et de la philosophie ont installé la Révolution française au cœur des débats. Le plus fameux d’entre eux a opposé Jean-Paul Sartre et Claude Lévi-Strauss, et, dans son sillage, Michel Foucault a promu contre Sartre, une certaine conception scientifique du savoir sur l’homme où la Révolution française n’a plus eu aucun intérêt. Mais personne n’en est resté là. Avec la question d’une Révolution française à la fois enthousiasmante et cruelle se joue et se rejoue la question d’une éthique de l’histoire de la Révolution française. Ces explorations successives permettent de s’éloigner d’un mythe identitaire et de retrouver une révolution bien réelle, capable de nous donner ses Lumières, pourvu qu’on accepte de continuer à en faire l’histoire pour notre aujourd’hui.
La Longue Patience du peuple. Longtemps la politique révolutionnaire a été saisie sous la métaphore du théâtre. Sophie Wahnich propose de l’appréhender sous celle de l’opéra. Elle redonne ainsi à ceux que l’on a trop vite considérés comme spectateurs de la politique agie par des représentants, la voix de leur pouvoir souverain. Cette voix est celle d’un peuple patient, amoureux de la vie paisible et juste, capable de faire parler les corps et d’articuler ses revendications avec intensité. Ses émotions témoignent non d’une versatilité sans fin mais d’une faculté de juger les situations à l’aune d’un désir de justice qui va jusqu’à l’exigence de la loi. Pourtant une dynamique infernale mène à l’insurrection du 10 août, à l’abolition de la royauté, à la naissance traumatique de la République. Amnistie de la fuite du roi, oubli de la fusillade du champ de Mars, fausse concorde, manœuvres dilatoires de représentants qui restent sourds aux alarmes et aux espoirs exprimés dans un vaste mouvement pétitionnaire, n’en finissent pas de mettre à l’épreuve « la longue patience du peuple ». Pour obtenir justice ou simplement reconnaissance de sa souveraineté, le peuple hausse le ton, puis reprend « le glaive de la loi ». Alors qu’il avait rêvé d’une révolution économe du sang versé, il est acculé à une violence dont il ne voulait pas, mais qu’il assume dans le deuil. Sophie Wahnich renverse l’ordre des responsabilités quand la violence surgit. Ce n’est plus le peuple qui laisse se déchaîner la violence, ce sont des représentants indifférents et inconscients qui le poussent à faire usage de la violence comme seul langage audible et irréversible. À ce titre, cet ouvrage marque une coupure salutaire avec l’histoire refroidie prônée par François Furet et ses partisans. L’hiver de l’historiographie de la Révolution française est-il en train de s’achever ? Une attention soutenue aux textes s’accompagne ici d’une écriture qui se fait récit littéraire pour mieux concevoir les constellations affectives du peuple. Les enjeux de ce livre ne sont pas seulement historiques et historiographiques, ils visent à faire comprendre ce qui se joue, quand la voix du peuple, organe émancipateur, devient inaudible dans l’espace public.
Sophie Wahnich est historienne, chercheur au Laios, EHESS, CNRS. Elle a notamment publié L’Impossible citoyen, L’Étranger dans le discours de la Révolution française (Albin Michel, 1997) ; La liberté ou la mort, essai sur la terreur et le terrorisme (La Fabrique, 2003).